Instituée en 2008 (Constitution, art. 61-1, issu de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, art. 29), le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est applicable depuis le 1er mars 2010 (Loi organique du 10 décembre 2009, art. 5) devant les deux ordres de juridictions.

Comme on pouvait s’y attendre, de nombreuses procédures de QPC (une dizaine) ont d’ores et déjà engagées devant le juge fiscal administratif.

L’une d’elles ne peut manquer de retenir l’attention, et ceci pour deux raisons : 1) soulevée devant le Conseil d’État lui-même, cette question est d’abord la première qui, en matière fiscale, a été transmise au Conseil constitutionnel (Conseil d’État, 23 avr. 2010, n° 327166, SNC Kimberly Clark, à paraître aux tables du Rec. Cons. d’Et.) ; 3) loin de se rapporter à une question de détail, elle a trait, surtout, à un aspect majeur du droit fiscal de l’entreprise : celui de la conformité à la Constitution de l’ensemble de l’édifice normatif relatif aux conditions d’exercice du droit à déduction en matière de taxe sur la valeur ajoutée (TVA).

Pour saisir tout l’intérêt de la QPC transmise au Conseil constitutionnel, il faut avoir à l’esprit que la loi fiscale, loin de fixer avec précision les règles concernant les conditions et limites du droit à déduction, se contentent d’en déterminer les principes généraux. Si l’on excepte quelques dispositions techniques (le plus souvent sectorielles), le Code général des impôts (CGI) pose seulement que « la taxe sur la valeur ajoutée qui a grevé les éléments du prix d'une opération imposable est déductible de la taxe sur la valeur ajoutée applicable à cette opération » (CGI, art. 271, I). La déduction n’est possible, pour les entreprises, que « dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de leurs opérations imposables, et à la condition que ces opérations ouvrent droit à déduction », le droit à déduction prenant « naissance lorsque la taxe déductible devient exigible chez le redevable » (CGI, art. 271, I et II).

Pour le reste, la loi fiscale se borne à renvoyer à des décrets en Conseil d’État le soin de déterminer les modalités d’application de ces principes : « Des décrets en Conseil d'État déterminent les conditions d'application de l'article 271. Ils fixent notamment : - la date à laquelle peuvent être opérées les déductions ; - les régularisations auxquelles elles doivent donner lieu ; - les modalités suivant lesquelles la déduction de la taxe ayant grevé les biens ou services qui ne sont pas utilisés exclusivement pour la réalisation d'opérations imposables doit être limitée ou réduite. 2. Ces décrets peuvent édicter des exclusions ou des restrictions et définir des règles particulières, soit pour certains biens ou certains services, soit pour certaines catégories d'entreprises » (CGI, art. 273, I et II, issus de la loi du 6 janvier 1966 portant réforme des taxes sur le chiffre d’affaires, art. 18).

Sur cette base – on a connu habilitation législative plus contraignante – des décrets en Conseil d’État ont précisé un certains nombres de règles en matière de droit à déduction. C’est, en dernier lieu, un décret du 16 avril 2007 (n° 2007-566) qui les a déterminées (Ann. II au CGI, art. 205 à 259) – dans des termes qui frisent d’ailleurs le ridicule sur certains points, ainsi que le fait ressortir un récent rescrit interprétatif (RES N°2009/20 TCA du 31 mars 2009).

Bref, au plan du droit interne, le régime des déductions de TVA est essentiellement réglementaire alors, pourtant, qu’une compétence normative des plus étendues est reconnue au législateur par la Constitution en matière fiscale (le Conseil constitutionnel faisant preuve sur ce point d’une vigilance rarement prise en défaut).

Dans ce contexte, un redevable s’était vu opposer les dispositions de l’art. 224, ancien, de l’Annexe II au CGI. Aujourd’hui partiellement codifié à l’art. 208 de la même annexe, ce texte réglementaire organise une procédure de « rattrapage » pour l’exercice du droit à déduction. Schématiquement, la TVA supportée dont la déduction a été omise sur la déclaration « normale » peut valablement figurer sur les déclarations ultérieures, mais à la condition expresse que cette déclaration soit déposée avant le 31 décembre de la deuxième année qui suit celle de l'omission. Le rattrapage est donc réglementairement enfermé dans un délai de 3 ans environ – forclusion que la loi ne prévoit aucunement.

Le redevable a soulevé une QPC dont on imagine sans grand peine la motivation : l’art. 273 du CGI est contraire à la Constitution et, en particulier : 1) à l’art. 14 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui pose que « les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée » ; 2) à l’art. 17 de la même Déclaration, pour méconnaître les garanties fondamentales attachées à l'exercice du droit de propriété.

Le Conseil d’État a fait droit à la demande du redevable, en relevant que les moyens tirés de l’imprécision de l'habilitation donnée par le législateur au pouvoir réglementaire soulèvent une question présentant un caractère sérieux. Notons, au passage, que le Conseil d’État considère, implicitement mais nécessairement, que le principe de légalité de l’impôt (ici en cause) est constitutif, pour les contribuables, de « droits et libertés que la Constitution garantit » (Constitution, art. 61-1). Saluons cette analyse, qui mérite d’être approuvée avec la plus grande vigueur.

Si le Conseil constitutionnel acceptait de suivre le Conseil d’État dans son analyse, l’art. 273 du CGI serait purement et simplement abrogé (Constitution, art. 62). Sans doute, le Conseil refuserait, compte tenu des enjeux financiers en présence, une quelconque remise en cause des effets que la disposition a produits avant cette abrogation. Mais il reviendrait aux Pouvoirs publics de déterminer par la voie législative les conditions et limites du droit à déduction en matière de TVA, ce qui est bien le moins.

Olivier Négrin
Professeur de Droit public
Université Lumière-Lyon 2