Une magistrate turque a fait l’objet d’une enquête disciplinaire, suite à une dénonciation anonyme faite « au nom d’un groupe de policiers patriotes » et d’une plainte du procureur de la République et du délégué d’un directeur de la direction de la sûreté. Ayant eu à répondre en particulier de relations personnelles qu’elle aurait entretenues avec un avocat, dont les clients auraient bénéficié de décisions favorables de sa part, ainsi que de non-respect des horaires de travail et de tenues vestimentaires et maquillage inconvenants, malgré des témoignages contradictoires et bien qu’aucun élément de l’enquête ne lui fût communiqué, elle fut révoquée de ses fonctions au motif en particulier que « par ses attitudes et ses relations inconvenantes » elle avait « porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession ». Elle demanda le réexamen de cette décision, qui fut refusé sans qu’elle en soit informée. Elle forma ensuite opposition contre la révocation, qui fut confirmée par le Conseil supérieur de la magistrature, après l’avoir entendue en audition. Elle fut informée de ce rejet, sans que ne lui en soient notifiées les motivations.

La requérante invoquait les articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 13 (droit à un recours effectif), alléguant que la décision de révocation du Conseil supérieur de la magistrature à son encontre avait été basée sur des éléments relevant de sa vie privée, et se plaignait de n’avoir pu bénéficier d’un recours effectif à cet égard. Elle invoquait en outre l’article 6 (droit à un procès équitable) concernant cette décision, dont elle se plaignait également sous l’angle de l’article 14 (interdiction de la discrimination), comme résultant d’une discrimination liée à son sexe.

Concernant l’article 8, la Cour rappelle que la notion de « vie privée » n’exclut pas les activités professionnelles et dans le cas de la requérante, la décision de révocation était directement liée à ses agissements dans le cadre à la fois professionnel et privé. De plus, son droit au respect de sa réputation, protégé par l’article 8, était en cause. Il y a donc eu ingérence dans le droit au respect de sa vie privée, dont on peut considérer que le but légitime relevait de l’obligation de retenue faite aux magistrats afin de préserver leur indépendance et l’autorité de leurs décisions.

Les devoirs déontologiques d’un magistrat peuvent empiéter sur sa vie privée lorsque son comportement porte atteinte à l’image ou à la réputation de l’institution judiciaire. Concernant ce qui portait, dans la procédure à l’encontre de la requérante, sur ses agissements dans le cadre de ses fonctions, on ne saurait parler d’une ingérence dans sa vie privée.

Cependant, la requérante n’en demeurait pas moins un individu bénéficiant de la protection de l’article 8. La Cour note que même si certains des comportements qui lui étaient attribués - notamment des décisions qui auraient été motivées par des considérations personnelles - pouvaient justifier sa révocation, l’enquête n’a pas étayé ces accusations et a pris en compte de nombreux agissements de la requérante sans rapport avec son activité professionnelle. Par ailleurs, peu de garanties lui ont été offertes par la procédure à son encontre, alors même que tout magistrat faisant l’objet d’une révocation basée sur des motifs liés à la vie privée et familiale doit avoir des garanties contre l’arbitraire, notamment bénéficier d’une procédure contradictoire devant un organe de contrôle indépendant et impartial. Ces garanties étaient d’autant plus cruciales dans le cas de la requérante qu’elle perdait automatiquement, avec la révocation, la possibilité d’exercer la profession d’avocate. Or, la requérante n’a été entendue en audience par le Conseil supérieur de la magistrature qu’au stade de son opposition à la décision de révocation, et ne s’était pas vu auparavant communiquer les rapports de l’inspecteur et de l’audition des témoins.

La Cour conclut à la violation de l’article 8, l’atteinte portée à la vie privée de la requérante n’ayant pas été proportionnée au but légitime poursuivi.

Concernant l’article 13 combiné avec l’article 8, le droit interne n’ouvrant à la requérante aucune possibilité de former un recours judiciaire contre la décision de révocation, l’article 6 ne trouve pas à s’appliquer. La Cour décide d’examiner le grief de la requérante relatif à cette disposition sous l’angle de l’article 13.

La Cour a déjà dit que l’impartialité du Conseil supérieur de la magistrature, dans ses formations d’examen des oppositions, était sérieusement sujette à caution, puisque ces dernières comportent des membres ayant siégé au sein de la formation qui prononce la révocation.

En outre, lors de la procédure, aucune distinction n’a été opérée entre les manifestations de la vie privée de la requérante sans lien direct avec l’exercice de ses fonctions et celles qui pouvaient en avoir un. Par conséquent, la requérante n’a pas bénéficié d’une voie de recours répondant aux exigences minimales de l’article 13 pour faire valoir son grief sur le terrain de l’article 8. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8.

Sources :

CEDH, 19 octobre 2010 Özpinar c. Turquie (Requête no 20999/04)

Article "Déontologie des magistrats dans la sphère privée et garanties procédurales encadrant le processus disciplinaire" de Nicolas HERVIEU paru le 23 octobre 2010