Formellement consacré par la Cour de cassation (Cass. civ. 1, 6 juill. 2005, n° 01-15912, Golshani : Bull. 2005, I, n° 302. - Comp. Cass., Ass. plén., 27 févr. 2009, n° 07-19841, Sté Sédéa électronique ; Bull. 2009, Ass. plén., n° 1), le mécanisme de l’estoppel est issu de la jurisprudence anglo-saxonne. Il peut se définir, de manière très schématique, comme celui interdisant à une partie à une instance de se contredire au détriment d’autrui. Plus précisément, en vertu de ce mécanisme, un moyen soulevé par une partie pourra être rejeté comme irrecevable au seul motif qu’il est contraire à une position ou un comportement antérieur de la même partie.

Par un avis contentieux du 1er avril 2010, le Conseil d’État s’est prononcé pour la première fois sur la question de l’invocabilité du principe de l’estoppel en contentieux fiscal (CE, Avis, 1er avr. 2010, n° 334465, Sté Marsadis : Dr. fisc. 2010, n° 17-18, comm. 299, concl. P. Collin ; à paraître au Rec. Cons. d’Et.). Dans cette affaire, un tribunal administratif avait pour l’essentiel saisi le Conseil d’État des deux questions de droit suivantes : - dans le cadre d’une procédure contentieuse fiscale, un requérant peut-il utilement invoquer le principe de l’estoppel, principe selon lequel une partie ne saurait se prévaloir de prétentions contradictoires au détriment de ses adversaires ? - dans l’affirmative, un dégrèvement accordé puis retiré en cours d’instance devant le tribunal administratif et une déclaration du ministre devant l’Assemblée nationale, sans relation avec la procédure contentieuse, sont-elles susceptibles de constituer des prétentions contradictoires au sens du principe de l’estoppel ?

La réponse à la première question était, évidemment, de première importance. En particulier, rendre opposable le mécanisme de l’estoppel à l’administration fiscale aurait pu conduire à limiter fortement la possibilité pour l’administration de demander une substitution de base légale. On rappellera à cet égard que le mécanisme de la substitution de base légale est fondé sur le principe fondamental selon lequel l’administration ne peut renoncer au bénéfice de la loi fiscale (CE, 27 juill. 1936, n° : Rec. Cons. d’Et., p. 871 ; GDJ – Droit fiscal, n° 34, p. 170). Il consiste, pour l’administration, à proposer devant le juge fiscal une autre qualification des faits afin d’obtenir le maintien de l’imposition contestée sur un fondement légal différent de celui primitivement retenu (CE, Plén., 4 nov. 1974, n° 91396 : Dr. fisc. 1975, n° 14-15, comm. 504, concl. M.-A. Latournerie). La substitution est possible, à tous les niveaux de l’instance, à la condition qu’elle ne conduise pas à priver le contribuable d’une garantie de la procédure d’imposition qui aurait pu jouer à son profit si le nouveau fondement avait été retenu initialement – et que l’intervention du juge ne peut utilement remplacer (CE, Plén., 4 févr. 1977, n° 83219 et a. : Dr. fisc. 1977, n° 26, comm. 1022, concl. B. Martin-Laprade. - CE, Plén., 21 juill. 1989, n° 59970, Min. c/ Bendjador : Dr. fisc. 1990, n° 1, comm. 28, concl. M. Liébert-Champagne).

Dans son avis contentieux du 1er avril 2010, le Conseil d’État refuse de rendre opposable à l’administration fiscale le principe de l’estoppel et réaffirme le principe de « non-renonciabilité » à la loi fiscale. On retiendra l’essentiel de la motivation de cette solution importante : « les litiges fiscaux ont pour objet de déterminer le montant de l’impôt légalement dû, de trancher des contestations sur les procédures suivies par l’administration pour en assurer le recouvrement ou de statuer sur le bien-fondé de l’application des sanctions fiscales prévues par les textes législatifs ou réglementaires. Les obligations des contribuables résultent des textes législatifs et réglementaires, à l’application desquels l’administration ne peut renoncer. Sous réserve des garanties prévues pour le contribuable par les articles L. 80 A et L. 80 B du livre des procédures fiscales opposabilité de la doctrine admini... la position ou le comportement de l’administration avant la procédure contentieuse, lors de l’instruction de la réclamation ou en cours d’instance devant le juge de l’impôt, quelles que soient leurs évolutions ou contradictions éventuelles, ne peuvent faire obstacle à l’application par le juge de l’impôt de la loi fiscale, dans le cadre des moyens soulevés par chacune des parties et de ceux qu’il est tenu de relever d’office ».

L’estoppel ne peut, ainsi, être invoqué par le contribuable à l’encontre de l’administration. Mais l’administration peut-elle soulever cette fin de non recevoir à l’encontre du contribuable ? Même si le Conseil d’État ne se prononce pas formellement sur cet aspect de la question, on peut penser que tel est bien le cas. Outre le fait que le rapporteur public P. Collin s’était montré favorable à cette solution symétrique, on peut relever que l’admission de l’estoppel aurait heurté de front le caractère fondamentalement objectif du contentieux de l’imposition.

Olivier Négrin
Professeur de Droit public
Université Lumière Lyon 2